Que la bête meure, La bestia debe morir, Román Viñoly Barreto, 1952
On connait assez mal les cinématographies périphériques, en
dehors de celles des Etats-Unis et de l’Europe. Pour ce qui me concerne, je
déplore de ne pas connaitre assez bien les cinématographies japonaise,
argentine, et même mexicaine. il y a là pourtant une kyrielle de films noirs
très intéressants. L’Argentine c’est ce pays qui a permis à Pierre Chenal
lorsqu’il s’est exilé qu’il puisse continuer son travail. Pour bien comprendre
l’importance de ces films, il faut penser qu’ils appartiennent à ce qu’on a
appelé l’âge d’or du cinéma argentin. Entre 1930 et mettons 1959, l’Argentine
était non seulement la cinématographie la plus importante de l’Amérique latine,
mais aussi le premier pays au monde à produire des films en langue espagnole.
Ces films s’exportaient dans tous les pays hispanisants. Ils s’appuyaient aussi
sur une volonté protectionniste des gouvernements argentins de s’émanciper de
la tutelle du cinéma étatsunien. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs
qu’Hollywood n’exerçait pas une influence sur le film argentin. On note
également qu’à cette époque le cinéma mexicain produisait aussi une
cinématographie intéressante, avant que de se faire tuer par les productions
hollywoodiennes qui aujourd’hui dominent totalement le marché. Malheureusement
avec le temps qui passe la mémoire de ce cinéma s’effiloche et le cinéphile est
souvent surpris de le redécouvrir de temps à autre au détour d’une initiative
bienvenue.
L’an dernier on a organisé en France une mini rétrospective bienvenue de trois films argentins dans quelques salles, La bestia debe morir, El vampiro negro et Los Tallos amargos, trois films noirs donc, les deux premiers sont de Román Viñoly Barreto nous sont familiers. La bestia debe morir parce que Chabrol en fit un remake vingt ans après, et El Vampiro negro parce que c’est un remake de M – Eine Stadt sucht einen Mörder de Fritz Lang qui décidément aura engendré un très grand nombre de remakes de grande qualité. Román Viñoly Barreto était né à Montevideo, uruguayen de naissance il semble qu’il ait fait l’essentiel de sa carrière en Argentine qui dans les années cinquante était avec le Mexique le phare du cinéma d’Amérique latine. À l’origine de La bestia debe morir, il y a un roman de Cecil Day-Lewis. Ce dernier qui est aussi le père du comédien Daniel Day-Lewis, est un poète renommé outre-Manche, qui, pour compléter ses revenus, écrivait des romans policiers qu’il signait du pseudonyme Nicholas Blake. Ce roman est paru en 1938 et fut immédiatement traduit en France dans la célèbre collection L’empreinte. Cette collection chère au cœur des amateurs de romans policiers publia environ 200 romans, elle se mit en pause en 1940 pour cause de rationnement du papier, tenta de se relancer à la Libération, mais son heure était passée, les amateurs préféraient maintenant les ouvrages de la Série noire. Elle publiait des romans typiquement anglais, John Dickson Carr ou Dorothy Sayers, mais aussi des auteurs moins marqués par le whodunit et le mystère comme Jonathan Latimer et Eric Ambler. Chabrol prétendait avoir découvert ce sujet en lisant le roman. Mais il est plus probable qu’il ait vu le film de Román Viñoly Barreto. Le scénario a été écrit par Román Viñoly Barreto et Narciso Ibañez Menta qui fut aussi l’acteur principal du film et son producteur ! Le co-producteur est Laura Hidalgo qui joue aussi dans le film et qui était mariée avec Narciso Ibañez Menta ! C’est presqu’une affaire de famille.
Jorge Rattery meurt d’empoisonnement
Jorge Rattery qui vient de prendre son médicament pour
soigner ses problèmes d’estomac, meurt, empoisonné. La police intervient et
enquête. L’inspecteur Blount se rend compte rapîdement que beaucoup de
personnes présentes dans son entourage avaient des bonnes raisons pour tuer
Jorge. D’abord Frank dont le fils était décédé à cause de Jorge, et puis Linda,
sa belle sœur qui a assisté à l’accident, puis Violetta sa femme qu’il bat
régulièrement, et encore le jeune Ronnie le fils que Violetta a eu d’une
précédente union et qui hait son beau-père. Il y a également Carpax qui
pourrait avoir des raisons de le tuer, d’abord parce qu’il récupérerait une
partie de la fortune dont il est le prête-nom, ensuite parce qu’il ne supporte
guère de voir sa femme entretenir une liaison avec lui. Mais les choses se
corsent quand Ronnie va détruire la bouteille contenant le poison, or cette
bouteille aurait déjà pu dédouaner Felix puisqu’il n’était pas là au moment de
l’injection du poison dans le médicament. Felix qui écrit des romans policiers
à succès sous le pseudonyme de Frank Carter, continue cependant à consigner
dans son journal intime ses pensées et notamment sa volonté de tuer Rattery. Ce
journal intime lui avait été offert par son fils pour son anniversaire, Martie,
qu’il élevait seul, sa femme étant décédée, lui rappelle des souvenirs
douloureux. N’ayant plus de cigarettes, il avait accepté ce jour-là que Martie
aille lui en chercher, malgré la nuit tombante. C’est à ce moment-là que
celui-ci, en revenant vers la maison avait été renversé par une voiture et
était décédé.
L’inspecteur Blount mène l’enquête
Fou de douleurs, Felix était tombé en dépression, puis une
fois rétabli, il n’avait eu plus qu’une idée, celle de se venger. Il a fait son
enquête sans rien trouver de convaincant. Puis, alors qu’il allait abandonner,
il tombe en panne en rase campagne et en allant chercher de l’aide, il découvre
que l’actrice Linda Lawson avait été le témoin de l’accident. Felix va donc
faire en sorte d’approcher Linda avec qui il entretient une histoire d’amour.
Grâce à elle il va pénétrer dans l’univers de Jorge Rattery, un tyran
domestique qui maltraite tout son entourage. Il va ainsi tenter de le noyer en
l’emmenant faire une balade en bateau, sachant que Jorge ne sait pas nager.
Mais celui-ci évente le piège parce qu’il a lu le journal intime et Felix doit
renoncer. C’est après cet incident sur le bateau que l’histoire de
l’empoisonnement va apparaitre. Alors que Ronnie s’est caché, Felix va
finalement signer des aveux dans son journal intime, il prétendra que c’est lui
qui a mis le poison, sachant très bien qu’il échouerait à noyer Jorge. Mais on
ne saura pas s’il a signé ses aveux pour dédouaner Ronnie, ou s’il est vraiment
coupable. En tous les cas, après avoir fait ses adieux à Ronnie, il disparaitra
en mer sur son bateau, n’ayant plus rien à attendre de la vie malgré ses
sentiments pour la belle Linda Lawson.
Linda va lire le journal intime de Frank
Ce scénario est finalement assez simple et ne perd pas trop
de temps avec cette idée de mettre en équivalence les différents coupables
potentiels pour tenter de semer le trouble. Ce qui rend le film curieux c’est
qu’il est une sorte de whodunit sans qu’on s’intéresse vraiment à l’enquête et
aux raisons de tuer cette bête ignoble. Et donc on passe plus de temps sur le
portrait d’un homme, Felix Lane, alias Frank Carter, qui, rongé par le chagrin
et la culpabilité de la mort de son fils, va devenir l’égal de la bête. En
exergue et à la fin du film est placé la citation de L’Ecclésiaste :
« Car le sort des fils de l'homme et celui de la bête sont pour eux un
même sort ; comme meurt l'un, ainsi meurt l'autre, ils ont tous un même
souffle, et la supériorité de l'homme sur la bête est nulle ; car tout est
vanité ». Plus le portrait de Jorge relève de l’ignoble, et plus cette
phrase révèle sa vérité. Plus que la recherche du coupable, ce qui est en jeu,
c’est la signification de la vengeance, et si à la fin Felix se suicide en se
perdant dans la mer, c’est parce qu’il s’est rendu compte de la vanité de son
entreprise. Bien entendu Jorge ne manquera à personne.
Ronnie va détruire le flacon contenant du poison
Le scénario va être écrit de façon à rentrer le spectateur
de plain-pied dans l’histoire et puis après un tiers, un flash-back va venir dérouler
toute l’intrigue. Felix est veuf, et il se distrait de son veuvage en écrivant
des romans policiers, des romans de mort sous pseudonyme, il a abandonné
volontairement une brillante carrière de mathématicien. Remarquez que Cecil
Day-Lewis écrivait des romans policiers sous le nom de Nicholas Blake parce
qu’il considérait que sa vraie œuvre, celle qu’il signait de son véritable
patronyme, était de la poésie ! Comme quoi un écrivain met toujours
quelque chose de lui-même dans ses livres. Si Jorge est une brute épaisse,
Felix est une sorte de faux jeton nonchalant et mélancolique. Il avance masqué
et se sert de sa capacité à séduire. Il va ainsi conquérir Linda pour approcher
et puis le jeune Ronnie. Celui-ci est à la fois le remplaçant de Martie, et
l’instrument du destin puisqu’il a probablement mis le poison dans le
médicament de Jorge. Cela n’est pas dit, mais comme il lit les romans de Felix,
il a sans doute été influencé par ceux-ci pour imaginer un meurtre parfait,
celui de son beau-père. La morale de l’histoire est que l’affrontement entre l’intellectuel
Frank et la brute épaisse Jorge ne tourne ni à l’avantage du premier, ni à celle
du second.
Martie va chercher des cigarettes pour son père
Le film décrit une société patriarcale où Jorge règne en
maître, il se moque de ce que les gens pensent de lui, au contraire, cela
semble le stimuler pour asseoir encore un peu plus son pouvoir sur son
entourage. Quand il bat sa femme ou son beau-fils, personne n’ose intervenir,
il met à jour la lâcheté des autres. Autre temps, autres mœurs. L’ensemble du
film est étrange, en effet comme on l’a vu, ce film argentin est réalisé par un
Uruguayen, mais l’endroit où il se passe est assez indéterminé. On sait que la
mer est proche. Mais les noms ont à la fois des consonnance hispanisantes,
comme Jorge Rattery, tandis que les autres protagonistes portent des noms à
consonnance anglo-saxonne, Frank Carter, Linda Lawson, le général Dixon ou
encore l’inspecteur Blount. Felix lui-même est vêtu de tweet anglais. En ce
sens ce film se veut fidèle au roman. L’ensemble s’insère dans un portrait de
la haute société. Les demeures, celle de Felix comme celle de Jorge, sont très
luxueuses, les voitures également. Il n’y a guère que des hommes plutôt
antipathiques, alors que les femmes, tenues à des rôles subalternes,
apparaissent comme plus intéressantes, encore que la mère de Jorge semble y
être pour quelque chose dans le caractère épouvantable de son fils.
Après sa convalescence Frank retrouve sa maison
Il y a très peu de scène d’extérieur, le principal se
déroulant soit dans la maison de Jorge, soit dans celle de Felix. Les scènes
nocturnes sont très réussies, et la photo d’Alberto Etchebehere est excellente,
elle fait penser à celle de John Alton. Les contrastes sont très travaillés, avec
des jets de lumière diaphanes qui travaillent la palette des gris. Parmi les
scènes les plus remarquables, il y a le retour de Frank à sa maison, ou encore
sa visite à une femme sous la pluie, en pleine nuit, et les renseignements
qu’il peut obtenir de cette femme qui va le mettre sur la piste de Linda
Lawson. Cette rencontre avec l’actrice va d’ailleurs faire basculer le film
vers une histoire d’amour impossible et mettre justement Frank dans une
situation dont il ne peut sortir. Notez que tout cela n’est possible que parce
que le film est en noir et blanc. Il est plus compliqué de trouver des
équivalences de ce type avec une pellicule en couleurs !
La dévouée Matilde s’inquiète pour son patron
Roman Barreto cependant a d’autres atouts dans sa manche. Il
trouve en permanence des angles de prises de vue toujours surprenants. D’abord
il filme très bien les escaliers, les deux maisons s’y prêtent, notamment dans
cette scène remarquable déjà citée du retour de Frank dans sa maison. On
pourrait dire que cette inspiration provient de Hitchcock, bien que Roman
Barreto ne semble guère avoir de goût pour les blagues de garçon de bain du
maître anglais. Mais ensuite, il y a ces scènes filmées en contre-plongées
quand Ronnie dévoile sa cachette secrète ou quand Frank vient le chercher pour
lui dire adieu, la lumière de ces scènes fait apparaitre une ouverture étroite
comme une sorte de tunnel, une possibilité d’accéder à un autre monde. Barreto
possède tout à fait la grammaire du film noir. On le voit encore dans l’usage
qu’il fait des plans généraux qui regroupe l’ensemble des protagonistes.
Frank va chercher à retrouver
la voiture qui a renversé Martie
Que ce soit dans le scénario ou dans la manière de tourner,
l’influence du cinéma étatsunien est patente, ce qui pourrait sembler curieux
pour une cinématographie qui se veut farouchement originale dans le contexte
péroniste et protectionniste de l’époque. Les épisodes en mer qui utilisent des
transparences sont moins intéressants, la faiblesse du budget obligeant Barreto
à multiplier les plans rapprochés. René Clément montrera avec Plein soleil ce
qu’on peut faire avec un matériel léger et deux personnages qui s’affrontent
sur un bateau, sans utiliser de transparence ! C’est un film cependant
assez bavard. Les affrontements sont plus d’ailleurs des affrontements verbaux
que physiques, donnant ainsi plus de place à la pression psychologique.
Par hasard il va apprendre que Linda Lawson a été
témoin du meurtre
Le film donne une place de choix au personnage de Linda
Lawson. Elle est présentée comme une femme très physique, dynamique, par
opposition à la passivité apparente de Frank. Pleine de désirs sexuels non
assouvis, elle a un caractère entraînant, c’est une révoltée de nature. Elle
envoie promener facilement cette crapule de Jorge, et c’est encore elle qui va
faire en sorte que Frank tombe amoureux d’elle, alors qu’au départ celui-ci n’a
que l’idée de la séduire pour l’utiliser. La caméra de Barreto va suivre ce jeu
lui donnant l’allure d’une parade amoureuse entre deux animaux.
Frank va séduire Linda pour approcher Jorge
L’interprétation est très bonne. Il y a d’abord Narciso
Ibanez Menta qui est aussi co-scénariste et co-producteur. Il a un physique
assez difficile, mais au final c’est un très bon acteur. Il fait passer toute
une gamme de sentiments, de la séduction ironique au désespoir, en passant par
un moment où il semble avoir retrouver une sorte de remplaçant à son fils
défunt avec Ronnie. C’est évidemment un acteur très peu connu en France et en
Europe, mais il était une grande vedette an Amérique latine. Il joue
parfaitement de sa petite taille dans son opposition avec Jorge. Laura Hidalgo
dans le rôle de Linda Lawson est surprenante. C’était une actrice d’origine
roumaine ! Elle immigra très jeune avec sa famille en Argentine. C’est une
sorte d’Hedy Lamarr d’Amérique latine, une actrice volcanique qui possédait une
belle palette de jeu. Sa carrière qui s’est étalée sur à peine une dizaine
d’année l’amena à travailler pour Roberto Gavaldon, l’amena aussi à épouser
Narciso Ibanez Menta. Elle mit fin à sa trop brève carrière après son remariage
avec un architecte mexicain.
Frank sympathise avec le jeune Ronnie à qui il dédicace son dernier livre
On le sait une partie de la réussite d’un film noir repose
sur le portrait du méchant, c’est du moins ce que s’évertuait de répéter Hitchcock.
C’est bien le cas ici. L’odieux Jorge est incarné par Guillermo Bataglia un
acteur argentin habitué des seconds rôles. Massif, il est parfait dans le rôle
de la brute, particulièrement remarquable dans la scène du bateau quand il
pense éviter la noyade et avoir contré les velléités criminelles de Frank. Le
couple Carpax est très étrange, physiquement, incarné par Nathan Pinson et Beba
Bidart, il apporte une touche de bizarrerie intéressante. Les deux enfants qui
incarnent Martie et Ronnie sont tous les deux très bons, ce qui semble indiquer
que Barreto était un très bon directeur d’acteurs.
En famille Jorge se montre particulièrement odieux
C’est donc un très bon film et sa réédition dans le cadre d’une mini rétrospective du film noir argentin est très bienvenue. Elle nous permet à la fois de saisir le caractère universel du film noir, et la spécificité d’une cinématographie qui fut grande par le passé. Ce film a dû marquer les esprits à sa sortie puisque Claude Chabrol qui n’a jamais eu beaucoup d’imagination, décida d’en faire un remake qui eut aussi un très bon succès critique et commercial, bien que Chabrol n’ait pas du tout le talent de Barreto.
Ronnie dévoile ses secrets à Frank
Bien que réédité grâce à l’excellent travail de la Film Noir Foundation
d’Eddie Muller, le film n’est pas encore disponible au moment où j’écris dans
une version numérisée, comme d’ailleurs les deux autres films présentés lors
que cette rétrospective. Il serait très bien qu’un éditeur de Blu ray un peu
courageux nous sorte l’ensemble dans un coffret par exemple car ce n’est malheureusement
pas en salles que ces films trouveront leur public.
Jorge défie Frank et le prévient qu’il a demandé à ses avocats de transmettre son journal à la police
Frank va faire ses adieux à
Ronnie
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