Chantage, Guy Lefranc, 1955
Guy Lefranc a surtout été rendu célèbre par ses comédies
débonnaires avec Eddie Constantine ou Fernand Raynaud. Il est souvent considéré
comme un réalisateur de seconde catégorie, un marchand de pellicule. Mais il a
fait quelques films noirs, j’ai déjà parlé d’Une histoire d’amour, un
film vraiment très attachant qui date de 1951[1] et
de La moucharde, un film très noir et très original avec Dany Carrel et
qui date de 1958, sans doute le meilleur de Guy Lefranc[2]. Cause
toujours mon lapin date de 1961 est moins original ressemblant un peu trop
à un véhicule pour Eddie Constantine[3] Dans
sa filmographie il y aussi Chantage, réalisé en 1955 et qui est très
difficile à obtenir. Le scénario a été écrit par Jacques Companeez, scénariste
réputé qui a travaillé pour des grands réalisateurs comme Pierre Chenal ou
René Clément. L’idée avait été amenée par Jacques Marcerou qui a très peu
travaillé dans le cinéma, mais qui a donné tout de même Gas oil de
Gilles Grangier[4]
et Le piège de Charles Brabant[5],
deux excellents films noirs. Le principe de ce film est de montrer la face
cachée – ou censément cachée – de la vie parisienne. La plupart des acteurs sont
connus pour se produire dans ce genre de film noir, très typique d’une vision
de Paris. C’est le même principe que les films de cette époque sur la
prostitution – spécificité française – avec la même dose de voyeurisme, sauf que
le maquereautage a été dévié vers le chantage.
Victime d’un chantage, elle emprunte de l’argent à une amie
Une bourgeoise vient d’emprunter de l’argent à une amie pour
faire face à un chantage. Elle a en effet entretenu une liaison adultérine avec
une sorte de gigolo et elle s’est faite piégée avec des photos compromettantes
à l’appui. Très énervée, déboussolée, elle est victime d’un accident d’automobile.
Avant de décéder elle se confit à une bonne sœur en lui donnant la lettre qui
prouve le chantage. La sœur va trouver la police et celle-ci après une brève
enquête met à jour un réseau de maitres-chanteurs. Parmi les personnes arrêtées
figurent le vieux Edouard Brisse qui a aussi une fille étudiante en arts plastiques.
La police convoque ceux qui ont connu la malheureuse victime, parmi eux, son
amant Jean-Louis Labouret qui feint de ne rien savoir du chantage. C’est à
cette occasion qu’il va connaitre Denise, la fille du père Brisse. L’affaire
est promptement jugée et le père Brisse se retrouve en prison tandis que
Jean-Louis commence un flirt avec Denise. Mais parallèlement il est bien membre
du réseau dirigé par Boussardel, un faux détective privé. Il continue donc son
métier qui consiste à piéger des femmes riches et mariées pour les
compromettre. Le réseau est très cloisonné, et de fait il est dirigé par un
certain Kendall, très riche et soi-disant amateur d’art et galeriste. Il a déjà
rencontré Denise lors de sa convocation à la police.
Après une rapide enquête, le père Brisse est arrêté
Boussardel continue à diriger son réseau de chantage, en
prenant des photos dans les cabarets, ou en organisant la fausse venue d’un de
ses hommes censés surprendre sa femme avec son amant. Cependant Jean-Louis qui
est très amoureux de Denise commence à se lasser de ce métier, et se dégoûte de
le pratiquer. Le vieux Brisse cherche pendant ce temps à s’évader de prison. Il
organise son évasion avec la complicité de son avocat qui prévient Boussardel
que Brisse va sans doute parler. Jean-Louis qui se dégoute de plus en plus, va
cependant rompre avec Denise qui, complètement désorientée se retrouve chez
Kendall qui cherche à la séduire. Durant son évasion, Brisse va se faire tuer. Chez
Boussardel Jean-Louis apprend la mort du père de Denise et une violente dispute
éclate. Les hommes de Boussardel lui donnent une raclée mémorable. Il se rend
alors chez Kendall, l’insulte et le menace. Denise a entendu leur conversation.
Après que Jean-Louis soit parti, elle va elle aussi s’en aller et demande à
Kendall de l’amener à la gare prendre le train pour Paris. Une fois dans le
train, Kendall appelle Boussardel, et lui demande d’intercepter Denise qui
menace de les dénoncer. A la gare Boussardel et son gang vont tenter de mettre
cette menace à exécution, mais Jean-Louis qui est revenu attendre Denise va intervenir
et les empêche d’agir. Après l’avoir mise dans un taxi, il est abattu par le
gang et mourra sur le trottoir. Mais Denise se rendra à la police judiciaire
pour dénoncer le gang.
Denise est aussi convoquée à la police
Le scénario manque certainement de rigueur, ça commence
comme un polar ordinaire, avec scènes de genre, et ça se termine dans la
noirceur fatale. En effet, personne n’est sauvé de ce drame, ni le père Brisse,
ni sa fille qui a tout perdu, et bien sûr Jean-Louis qui en voulant se racheter
provoque seulement des catastrophes. Imaginer un réseau de maîtres-chanteurs
dirigé par un Anglais est également quelque chose de très original, jamais vu
ailleurs. Des films avec des maîtres-chanteurs, il y en a en quantité, mais je
crois aucun qui présente cette profession comme une industrie organisée
rationnellement ce qui est assez invraisemblable. Le réseau est protégé par son
cloisonnement, de façon à rendre sa destruction quasiment impossible sauf de l’intérieur,
et c’est ce qui arrivera finalement. Si le cerveau de ce système est Kendall,
le pivot est Boussardel, un détective privé marron, mais très efficace et qui
sait employer la cruauté à bon escient, tuer s’il le faut. La plupart des membres
de ce réseau ne se pose pas trop de question, mais ne voit que la possibilité
de gagner rapidement de l’argent en grande quantité. C’est dans ce piège que
tombera le père Brisse qui veut d’abord financer les études de la fille. Hommes
et femmes employés dans ce système vivent principalement de leurs charmes, des
gigolos et des gigolettes !
Le père Brisse est lourdement condamné
Si cet aspect très imaginatif est très intéressant, il n’est
en réalité qu’un décor. La mécanique ce drame noir est la confrontation entre
le cynisme affiché de Jean-Louis, et la naïveté de Denise qui le révèle à
lui-même comme un amoureux transi. Si avant elle il méprisait les femmes qu’il
levait et que le réseau faisait chanter, la pureté de la jeune fille l’amène à
une prise de conscience. C’était pourtant cette absence de conscience qui lui
permettait de fonctionner tranquillement, d’ailleurs le décès de son amante au
début de l’histoire ne lui pose pas réellement de problèmes. En homme habitué à
mentir et à tricher, il fait mine de s’en prendre au père Brisse pour donner le
change à la police. Tous les membres de réseau en vérité jouent un rôle. Les
gigolos et les gigolettes miment la passion, Boussardel fait semblant d’être
détective privé, Kendall fait semblant d’être un homme élégant et raffiné. Une des
meilleures scènes sera d’ailleurs celle où on voit Jean-Louis humilier Kendall
sur ses apparences qui sont juste une manière de tenir son réseau.
Jean-Louis tente de s’attacher Gisèle
Le film insiste cependant plutôt sur le piège qui est tendu
aux femmes mariées en quête de passion adultérine, c’est à peine si on
verra un homme se faire piéger par l’arrivée intempestive de Jean-Louis, notez
que cette scène à sans doute inspiré plus tard Jacques Deray pour Par un
beau matin d’été en 1965[6]. Les
femmes sont victimes de leur bovarysme, ne s’occupant ni de leur mari, ni de
leur foyer, désœuvrées, elles cherchent l’aventure, mais quand elles la trouvent,
elles la payent à un prix très élevé. Ce n’est cependant pas vraiment une
condamnation de l’adultère, mais plutôt de cette maladie des personnes riches
et désœuvrées qui croient pouvoir tout acheter avec de l’argent.
Boussardel dirige un vaste réseau
Cependant, le cœur de cette histoire, ce n’est ni le gang de
Boussardel, ni la jeune Denise, mais bel et bien le torturé Jean-Louis. C’est
le seul personnage vraiment ambivalent. A la vue du film, on semble comprendre
qu’il a vécu longtemps de ses charmes sans se poser de questions, puis il
découvre que cette cupidité et ce cynisme affiché ne lui suffisent pas. Comme tous
les personnages de ce récit, c’est un menteur qui feint ses sentiments, mais
lui, tout soudain, parce qu’il a rencontré Denise, se pose la question du sens
de sa vie amoureuse. Cette contradiction, il la résoudra en se suicidant, car
il aurait très bien pu échapper aux tueurs de Boussardel, il lui aurait suffit
de monter avec Denise dans le taxi, mais comme celle-ci à découvert qui il
était, et quel rôle il a joué dans l’emprisonnement de son père, il ne peut pas
être digne d’elle.
Kendall méprise ouvertement Boussardel
Il est vrai que la plupart des personnages, à commencer par
Kendall sont un peu des caricatures. Ils manquent de vérité. Le père de Denise
rêve de s’évader pour rejoindre sa fille, c’est évidemment le rêve de tous les
emprisonnés, mais là aussi son comportement relève de l’absurde. Faire confiance
à l’avocat du réseau est assez incompréhensible. Même Denise quelque part
parait irréelle, elle est censée faire des études d’art plastiques, mais elle n’est
guère émancipée !
Jean-Louis fait semblant de
surprendre sa femme
La réalisation, bien qu’un peu inégale est cependant très
intéressante. Mais cet aspect bancal tient surtout au scénario. D’abord bien
que ce soit principalement du studio, il y a une bonne utilisation du Paris
réel des années cinquante. Ces décors donnent une aération bienvenue à l’histoire.
Ils tiennent pour beaucoup dans la réussite de la scène finale sur laquelle je
reviendrais et qui se passe à la gare. Les scènes de prison sont sobrement
stylisées et appuient le côté noir de cette histoire, avec des contrastes d’ombres
et de lumières impeccables. La photo est due à Maurice Grignon, un vétéran, qui
non seulement à photographié de nombreux films noirs des années cinquante, mais
qui a travaillé aussi pour Denys de La Patellière sur Un taxi pour Tobrouk, ou
René Clément sur Paris brûle-t-il ?. Il a donné aussi beaucoup de
lustre à des production d’André Hunebelle. On a beau qualifier ce genre de film
de produit de consommation courante, il n’empêche qu’il y a une recherche
esthétique évidente.
Kendall veut profiter de la
dispute entre Denise et Jean-Louis
Ne comptons pas trop cependant sur Guy Lefranc pour avoir
des mouvements de caméra très savants. Je retiens trois scènes qui sont très
bonnes et qui valent le détour. D’abord l’évasion du père Brisse. Sa sobriété
évoque d’ailleurs Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson, et
on se demande même s’il n’a pas inspiré la scène d’évasion de Gu Menda dans Le
deuxième souffle de Melville. Ensuite il y a les deux scènes de gares. D’abord
le départ de Denise que Kendall a tenu à accompagner, avec de belles
perspectives sur le train qui rentre en gare. Ensuite celle de l’arrivée à Paris
alors que Denise y est attendue par le gang Boussardel. C’est le clou du film,
Guy Lefranc utilise les escaliers, presqu’à la manière d’Eisenstein dans Potemkine !
Avec les plongées et les contreplongées, il arrive à donner de la vitesse à l’action
et il se sert parfaitement de la foule. C’est excellent ! Le rythme est
bon, la scène de fusillade à la fin est remarquable aussi.
Brisse pense qu’il va pouvoir s’évader facilement
Les scènes de tribunal comme celles qui met en scène les
policiers semblent moins intéresser le réalisateur. On en a déjà vu beaucoup de
ce style. De même les tête-à-tête sont filmés d’une manière un peu trop statique,
perdant de la densité des personnages.
Jean-Louis vient demander des comptes à Kendall
La distribution est assez inégale cependant. Le film est porté par Raymond Pellegrin, un grand acteur trop souvent négligé parce qu’il a tourné beaucoup de films noirs et de films policiers. Il est ici encore très bon. Il a réalisé une carrière sur soixante ans ! Il était encore jeune, mais il joue de son physique sombre et dur. Il arrive à nuancer les sentiments du cynique Jean-Louis. Magali Noël est censée être la jeune fille, Denise. Elle était encore très jeune, à peine 21 ans. Il lui manque manifestement du métier, elle a du mal à être crédible dans le rôle d’une jeune fille naïve et peu délurée, elle trouvera un peu plus tard sa place dans des rôles plus dur de femme forte. Leo Genn qui a cette époque acceptait encore de tourner en France pour des cachets relativement faibles est disons le franchement assez mauvais. Il cabotine un peu trop.
Kendall a raccompagné Denise
au train pour Paris
Les acteurs d’accompagnement comme on disait alors sont tous
très bons. A commencer par Georges Chamarat, sociétaire de la Comédie
française, qui incarne le père éploré de Denise. Son rôle n’est pas très
étoffé, mais il est remarquable. Et puis il y a l’immense Noël Roquevert !
il a joué dans près de 200 films. Boulimique de travail il était présent aussi
bien au théâtre qu’à la télévision qu’au cinéma. C’est un personnage de bougon
invétéré. Il est ici l’ignoble Boussardel avec son petit chapeau rond et son
obséquiosité envers Kendall. Il est toujours très bon bien entendu. C’est un
personnage familier du cinéma des années quarante aux années soixante-dix, Il y
a également Nadine Tallier qui se fait bien remarquer dans le rôle de la
photographe qui prend les clichés compromettants, et qui deviendra par la suite
Nadine de Rothschild ! Un œil exercé permettra de reconnaitre les
silhouettes d’acteurs qui deviendront célèbres par la suite, Marcel Bozzuffi,
Gérard Barray qui joue un des gigolos à moustache de profession.
Le gang Boussardel tente d’intercepter Denise à la gare
C’est un très bon film noir, typique d’une époque disparue, malheureusement il nous manque aujourd’hui un René Château pour réhabiliter ce genre de film du patrimoine français. La seule copie que j’ai pu trouver est une VHS que j’ai ensuite fait numériser. Évidemment je militerais pour une réédition de ce film dans une copie un peu plus propre que celle que j’ai.
Jean-Louis protège Denise qui s’en va en taxi
[1]
https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/une-histoire-damour-guy-lefranc-1951.html
[2]
https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/la-moucharde-guy-lefranc-1958.html
[3]
https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/cause-toujours-mon-lapin-guy-lefranc.html
[4]
https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/gas-oil-gilles-grangier-1955.html
[5]
https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/le-piege-charles-brabant-1958.html
[6] https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/jacques-deray-par-un-beau-matin-dete.html
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