Un crime dans la tête, The Manchourian Candidate, John Frankenheimer, 1962

 

Quand John Frankenheimer tourne The Manchourian Candidate, il n’a pas encore beaucoup de films à son actif, mais déjà une bonne réputation et quelques solides succès dont The Young Savages[1] et Birdman of Alcatraz, tous les deux avec Burt Lancaster dans des rôles à contre-emploi. C’est d’ailleurs avec John Frankenheimer que Burt Lancaster tournera le plus souvent dans sa riche carrière. Dans la foulée de Birdman of Alcatraz qui sera un immense succès critique et commercial, il s’attaque à un roman de Richard Condon. Ce dernier est une sorte de romancier qu’on pourrait dire aujourd’hui « complotiste », mais à l’époque cela ne se disait pas, on parlait de paranoïa. Mettant en scène des thrillers sur fond de fable politique, il insiste sur les manipulations des médias et du gouvernement sur l’opinion publique qui se trouve ainsi enchaînée. Autrement dit, il fustige la paranoïa étatsunienne, alimentée et entretenue notamment par la chasse aux sorcières qu’avait lancée en son temps l’HUAC et qui au début des années soixante est en train de se déliter complètement, plus personne ne croyant à la thèse selon laquelle il y a des communistes de partout infiltrés dans le gouvernement. Bien que Condon ne soit pas très connu en France, il est aussi le romancier de Prizzi’s Family qui donnera la base pour le film assez faible tout de même de John Huston, Prizzi’s Honor en 1979 auquel il participera au scénario, un film assez raté, mais qui fut un bon succès public. Le scénario de The Manchurian Candidate est assez éloigné dans la forme de l’ouvrage, mais il en garde l’esprit. Il est signé George Axelrod, un auteur dramatique réputé qui a écrit le célèbre Breakfast at Tiffany’s et aussi quelques scénarios pour Richard Quine. Il était à l’aise dans la comédie grinçante, mais ici c’est quelque chose de parfaitement noir, sans doute ce qu’il a fait de mieux. Distribué par United Artists, le film a été produit conjointement par Frankenheimer et Axelrod, c’est dire s’ils tenaient à sa réalisation ! 

La patrouille du major Bennett Marco a été capturée en 1953 par des Coréens. Les soldats américains sont alors été traités par des experts chinois et soviétiques pour être programmés et devenir malgré eux des agents du communisme. Après la guerre, ils sont de retour aux Etats-Unis, et Raymond Shaw, le beau-fils du sénateur ultra réactionnaire, Iselin, est accueilli comme un héros. Iselin est le porte-parole de la frange la plus stupidement anti-communiste du pays, et il compte sur cette attitude pour devenir président. C’est la mère de Raymond, Eleanor, qui le guide dans cette ascension. Mais Raymond n’aime pas son beau-père, et il est rancunier envers sa mère qui l’a empêché d’épouser la jeune femme qu’il aimait. Il indique à Iselin qu’il ne doit pas compter sur lui pour faire sa publicité électorale, car au contraire il déteste tout ce que représente le sénateur. Il veut travailler pour un journal newyorkais plutôt libéral. De son côté le major Marco fait très souvent des cauchemars qui lui rappellent les séances de manipulation. Mais ces cauchemars se heurtent à l’idée que cette patrouille, dont Raymond, a eu une conduite héroïque dans la guerre. Il n’est pas le seul à faire ces cauchemars. Le caporal Melvin en fait également et celui-ci tente d’approcher Raymond pour échanger leurs expériences. Marco va cependant commencer à se poser des questions sur ces cauchemars récurrents et en parler à sa hiérarchie qui ne le prend pas trop au sérieux. Mis sur la touche, il rencontre dans un train la belle Rose qui est attirée par lui parce qu’il est mal dans sa peau et transpire tout ce qu’il peut. Cependant, Chinjun, le faux interprète qui les a trahis et livrés aux communistes, arrive à se faire embaucher comme domestique chez Raymond. Quand Marco arrive chez Raymond il est troublé en voyant Chinjun. Ils se battent.

Raymond est accueilli en héros par sa mère et son beau-père 

Marco va ensuite informer sa hiérarchie et avec elle il va découvrir sur des images qui sont les tortionnaires qui se sont occupés de leur laver le cerveau, des agents soviétiques et chinois. Il va essayer de parler encore avec Raymond et celui-ci lui explique qu’il n’est pas un héros et qu’il n’est pas aimable, qu’en vérité son mauvais caractère est le résultat des manipulations de sa mère qui lui a fait rompre ses fiançailles avec Jocie, la fille d’un sénateur ennemi d’Iselin.  Marco va également apercevoir Raymond, complètement halluciné, sous l’empire d’une carte, la Reine de Carreau. Il le suit, et il le voit se jeter dans l’étang d’un parc vide de monde. Malgré l’opposition de sa mère, Raymond va finalement se marier avec Jocie. Mais les agents manipulateurs vont lancer Raymond sous l’emprise de l’hypnose, dans une course à la mort. Ils le poussent à abattre le sénateur Jordan et sa fille. Plus tard, Marco va tenter de faire en sorte que Raymond retrouve son libre-arbitre et se libère de l’emprise de la dame de carreau. La mère de Jordan qui en fait travaille pour les communistes, veut que Raymond abatte le candidat de son parti pour les élections présidentielle afin qu’Iselin puisse prendre sa place. Lors de la convention du parti qui se tient au Madison Square Garden, Raymond va grimper dans les cintres avec un fusil à lunette. Cependant Marco est parti à sa recherche. Mais Raymond au lieu d’abattre le candidat à la présidence, va tuer sa mère et son beau-père, puis alors que Marco est parvenu à le rejoindre, il va se suicider.  

Marco fait toujours le même cauchemar 

Ce film est complètement halluciné, il navigue entre film noir et film d’horreur sur fond de fable politique. Ce n’est pas un hasard si ce film sort au début des années soixante, à un moment où est remis en question l’anticommunisme militant. En effet il aurait été impossible de montrer à l’écran des militants de droite comme de faux anti-communistes au début des années cinquante. Bien entendu, le film peut apparaitre au premier abord comme porteur d’un anticommunisme primaire, mais les communistes chinois et soviétiques sont des carricatures ricanantes, assez peu crédibles. Par contre le sénateur Iselin représente une hystérie clairement identifiée, c’est Joseph McCarthy qui se discréditera totalement et sera envoyé en prison pour avoir tapé dans la caisse. La scène où Iselin ne sait pas combien de communistes il doit dénoncer au ministère de la défense est parlante. Les communistes ont donc lavé le cerveau de ces américains naïfs qui sont partis se battre en Corée contre le communisme. Cela a été la première défaite des Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Mais derrière cette histoire sur fond de Guerre froide il y a autre chose. Comme je l’ai dit c’est un film sur la manipulation. Et cette manipulation est l’image même de la modernité. C’est en effet le progrès scientifique qui la permet. Les communistes sont censés être en avance sur le plan de l’hypnose et des médicaments qui la           soutiennent. Et cette guerre par d’autres moyens vise à remplacer une personnalité par une autre.  

Marco tente d’expliquer à sa hiérarchie la récurrence des cauchemars de sa patrouille 

Cette dépossession de l’identité consiste à remplace la mémoire, ou au moins une partie de la mémoire par quelque chose de très artificiel. Et forcément on tombe sur l’idée du double. Ainsi on a fabriqué un double idéal pour le corps de Raymond. En dehors du physique ce double ne lui ressemble pas, il est courageux, aimable et attentionné. C’est de cette opposition que les apprentis sorciers vont se servir pour arriver à leurs fins. C’est un peu le même thème qu’Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel, remplacer des personnalités différentes dans un corps qui reste le même. On peut même remonter jusqu’à la saga de Frankenstein. C’est le côté fantastique de cette histoire. Mais cette manipulation par les communistes renvoie aussi à la fragilité de la société étatsunienne. Les communistes pour obscurs que soient, les buts qu’ils poursuivent reposent sur une certaine rationalité. Les Américains sont bien trop naïfs et n’ont pas assez d’imagination pour comprendre qu’ils sont victimes d’un complot. Ils ne veulent pas y croire. Ils sont aveuglés par leur propre infaillibilité peut-être croient-ils même qu’ils ont gagné cette guerre de Corée qui aura été ruineuse dans tous les sens du terme. Si on considère que le personnage central du film est Raymond Shaw, et non pas le major Marco, c’est l’histoire d’un homme qui se déteste parce qu’il est trop faible pour résister à la possessivité de sa mère qui ne voit en lui qu’un instrument du destin.

Le sénateur John Iselin est un professionnel de l’anticommunisme primaire 

Il y a un aspect dont a peu parlé à propos de ce film, c’est le rôle des femmes. Contrairement aux communistes les femmes sont omniprésentes. D’abord bien sûr la mère de Raymond. C’est la femme castratrice typique de la société américaine de cette époque. Elle manipule son incapable de mari qui ne comprend rien à rien et qui ne cherche qu’une gloire médiatique. Eleanor est la dame de carreau. Le symbole de cette carte est la prospérité, mais aussi la gardienne du foyer. Et c’est bien ce qu’elle fait. Le roman allait un peu plus loin, puisque le caractère de Raymond était expliqué par des relations incestueuses entre Eleanor et son fils. Elle l’a tout simplement violé quand il était enfant, et elle a avec lui des relations sexuelles avant qu’il ne s’en aille pour tuer au Madison Square garden.  Cette forme de matriarcat incestueux va se retrouver sous une forme moins violente, moins manipulatrice chez Jocie qui elle aussi porte le costume de la dame de carreau. Autrement dit, elle remplace la mère de Raymond auprès de lui ! C’est parce que Raymond a été mordu par un serpent que les deux jeunes gens vont rentrer en relation. Le serpent n’est-ce pas le symbole du péché originel porté par Eve ?  Les cauchemars des hommes de Marco les montrent d’ailleurs plutôt soumis face à des personnes qu’ils croient être des femmes ! Ce sont des représentations de femmes mûres, de mères qu’ils pensent avoir en face d’eux, et elles apparaissent dans un rôle protecteur et apaisant. Le personnage le plus ambigu est Rose qui dit s’appeler aussi Eugénie. Or elle tombe plus ou moins amoureuse de Marco an le surprenant dans une situation de détresse, il transpire, ne sourit pas, trop préoccupé qu’il est dans ses cauchemars. Si Jocie travaille à la rédemption de Raymond, Rose travaille à celle de Marco ! Mais lui-même reprendra ce rôle féminin en s’occupant de Raymond pour le désenvouter. Dans le jeu du solitaire en reprenant dans sa main la dame de carreau, il redevient le maître du destin, débarrasser de la tutelle des femmes il retrouve sa virilité. Raymond la retrouvera en assassinant sa mère castratrice. 

Après son accident Raymond va être reprogrammé pour tuer 

C’est un film complètement paranoïaque et c’erst ce qui en fait le charme. Notez qu’à cette époque, on discute encore beaucoup aux Etats-Unis des techniques de manipulation des masses. Par exemple on parlait d’une 25ème image qui faisait que les spectateurs d’un film ou d’un programme télévisé pouvait voir une publicité sans s’en apercevoir, justement parce que cette 25ème image passait trop vite et se trouvait noyée dans les 24èmes autres images qui défilaient. On avait testé cela pour des marchandises, mais beaucoup songeaient qu’il serait facile de faire passer des messages politiques sans qu’on les voie. Il semble que cette technique qui utilise la passivité naturelle des spectateurs ait été abandonnée et qu’elle n’ait pas obtenu des résultats probants. James Vicary qui avait inventé ce concept d’image subliminale, en présentant des résultats positifs tout aussi inventés, avouera ensuite la supercherie. On pourrait d’ire qu’aujourd’hui les techniques de propagande sont beaucoup plus brutales et passent plutôt par les médias dominants qui se contentent de répéter sans rien prouver un narratif écrit à l’avance pour faire adopter telle ou telle stratégie politique, Colin Powell justifia la guerre en Irak, une des rares guerres gagnées par les Etats-Unis avec la guerre en Yougoslavie, en mentant effrontément sur l’existence d’une menace bactériologique qui n’existait pas, il l’avouera d’ailleurs, mais les morts ne reviendront pas. On recommence aujourd’hui avec l’idée farfelue selon laquelle la Russie va attaquer l’Europe après avoir avalé l’Ukraine.

Marco rencontre Rose dans un train 

Mais toutes circonvolutions psychologiques et politiques ne doivent pas faire oublier qu’il s’agit d’un film noir et d’une enquête. Il va y avoir de l’action et John Frankenheimer est toujours très bon dans cet exercice. La scène finale est remarquable avec l’évolution de Raymond dans les cintres du Madison Square Garden. Il faut rendre ce cauchemar avec des images. La pression psychologique subie par les hommes du major Marco, est montrée par des visages tourmentés, en sueur, des visages tout soudain absents et passifs. Mais Frankenheimer utilise aussi des formes plus subtiles, des cadres penchés, un peu à la manière d’Orson Welles pour montrer le chaos qui règne dans les esprits, il y a aussi de très gros plans des visages, opposant ceux des tortionnaires grimaçant et ricanants, aux soldats transformés en zombies. C’est une réalité grotesque qui est présentée aux spectateurs. 

Marco tente de retrouver sur des photos les personnes qui l’ont torturé 

Frankenheimer qui est un grand réalisateur, joue beaucoup sur les décors urbains qui sont très variés, mais qui sont tous frappés d’une grande tristesse. Des scènes montrent cette capacité à saisir le sentiment simplement en posant les personnages en regard de l’environnement. Deux séquences sont remarquables. D’abord la scène qui voit Raymond pénétrer dans un parc vide d’êtres humains, puis passer sous des arcades comme s’il allait pénétrer une autre dimension, et enfin se jeter à l’eau tout habillé sa petite valise à la main. Et puis il y a la longue scène de Raymond, errant dans les étages de Madison Square Garden, avec des jeux d’ombre parfaitement maitrisés. Frankenheimer utilise aussi souvent que possible la profondeur de champ. Le rythme est très soutenu malgré une durée de plus deux heures, le montage très serré. 

La mère de Raymond va s’opposer à son mariage 

La photographie de Lionel Lindon qui a beaucoup travaillé avec Frankenheimer, apporte beaucoup, notamment pour le jeu des dégradés de gris qui vont d’une surexposition à un noir profond, mais également pour la mise en place du cadre de ces plans penchés plutôt compliqués. La séquence qui voit Raymond tuer le sénateur Jordan et sa fille est filmé avec beaucoup de recherche, non seulement des plans obliques, mais aussi avec des contreplongées saisissantes. Quand Raymond raconte à Marco sa déception de ne pas avoir su résister à sa mère, on voit deux plans de sa vie en même temps, le visage torturé de Raymond qui parle du passé, et les jours heureux lorsqu’il entame en riant une relation profonde avec Jocie.     

Marco suit Raymond dans un parc désert 

L’interprétation est excellente. Les acteurs représentent cette Amérique imaginaire, bien coiffés, bien rasés, affichant une élégance trompeuse. Le plus fascinant est sans doute Laurence Harvey dans le rôle de Raymond Shaw. Si le plus souvent il reste figé, c’est que le rôle le veut. Mais il montre des talents d’acteur, sortant périodiquement de sa léthargie dans une tentative infructueuse de retrouver une joie de vivre. Il est pour beaucoup dans le succès du film, son physique accompagnant très bien l’esthétique de l’ensemble. Il semble avoir inspiré le rôle du garde du corps de Michael Corleone interprété par Amerigo Tot dans la seconde partie de The Godfather. Il a volé en fait la vedette à Frank Sinatra qui pourtant ne démérite pas. Ici il est vieilli, apparemment usé, il porte un complément capillaire agrémenté de fils blancs pour suggérer le passage des années. Ce rôle dramatique est un peu du même type que celui qu’il incarnait dans Then Man with the Golden Arm. Il est cependant mal à l’aise dans les scènes de tendresse avec Janet Leigh qui incarne avec beaucoup d’autorité Rose, Eugénie. Mais son rôle est tout de même assez limité.

Raymond a tué le sénateur Jordan et sa fille 

Plus remarquable est l’excellente Angela Lansbury dans le rôle de la mère de Raymond. Elle est parfaite de duplicité et apporte beaucoup au caractère étrange du film. Elle est la dame de carreau ! Frank Sinatra avait au départ pousser pour Lucille Ball, mais Frankenheimer tenait à Angela Lansbury. Et il a eu raison. Derrière ce sont de très bons acteurs. James Gregory, un habitué des rôles de fourbes et de salopard incarne à la perfection le velléitaire anticommuniste sénateur Iselin. L’excellent John McGiver est le sénateur Jordan, le bon politicien honnête. Il y a également Leslie Parrish dans le rôle de Jocie, une bonne active, une militante contre la guerre du Vietnam et qui se retrouvera encalminée. Signalons aussi la présence exotique d’Henry Silva qui joue le traitre de service, en amenant toute l’étrangeté de son physique pour accroître le sentiment de malaise qui ressort de ce film.  

Marco tente de déprogrammer Raymond

 

Le film fut un bon succès à sa sortie, sans plus, salué par la critique pour son étrangeté, il devint au fil du temps un film culte comme on dit aujourd’hui. À tel point qu’on en fit un remake complétement insipide avec le malheureux Denzel Washington sous la houlette de Jonathan Demme en 2004. C’était triplement raté parce que la transposition dans les Guerre du Golfe où les méchant Arabes ont remplacé les méchants communistes, parce que Denzel Washington fait pâle figure en le comparant à Sinatra et parce que remplacer Laurence Harvey par Liev Schreiber est complètement à côté du sujet. C’est un très bon film noir, peut-être le meilleur de Frankenheimer.

 

Eleanor explique son plan pour amener Iselin à la présidence

 The Manchourian Candidate appartient maintenant à la Frank Sinatra Foundation qui en exploite les droits. On le trouve très facilement dans de bonnes éditions Blu ray et même 4K.  

Dans les cintres du Madison Square Garden Raymond cherche sa place 

Raymond va abattre Iselin et sa mère 



[1] https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/le-temps-du-chatiment-young-savages.html

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