La potence est pour demain, Hold Back Tomorrow, Hugo Haas, 1955

 

Hugo Haas a toujours manifesté un goût pour des formes théâtrales.et cela s’adapte bien à des petits budgets avec peut d’acteur. Cette approche du cinéma, parfois décriée, lui vient sans doute de son passé tchèque où il fut formé d’abord au jeu d’acteur à Brno. Il est donc à l’aise avec les formes claustrophobiques qui tirent volontiers vers la méditation philosophique. Il n’est donc pas étonnant que les dialogues jouent dans ses films un rôle décisif. Mais bien entendu cette approche doit être soutenue par une certaine rigueur cinématographique. J’ai souligné à propos de Bait, son film précédent un côté presqu’expérimental dans sa manière de conduire le récit, et on se souvient du Diable qui faisait le récitant. Cette tendance va être ici plus accentuée encore. Hold Back Tomorrow tient d’abord de la fable, et ne vise aucunement une forme de réalisme. Ce film, écrit, produit et réalisé par Hugo Haas, est en réalité un remake d’un film Tchèque, Tonka Šibenice que Karl Anton avait réalisé en 1930 d’après le livre de Egon Erwin Kisch, Die Himmelfahrt der Galgentoni. Ce film muet avait été post-synchronisé à Paris en Français, en Tchèque et en Allemand, et il avait été salué par la critique comme très original[1]. Egon Erwin Kisch était un personnage haut en couleur, ses livres avaient du succès, mais adhérant au Parti communiste d’Autriche à la sortie de la Première Guerre mondiale, il fut un peu expulsé de partout et se retrouva à combattre en Espagne dans les Brigades Internationales. Pendant la Seconde Guerre mondiale il s’exila au Mexique, puis il revint à Prague et s’y fit élire au conseil municipal.  En France on ne le connait pas beaucoup, seuls quelques-uns de ses livres ont été traduits, mais pas Die Himmelfahrt der Galgentoni. Avant d’être un film ce roman fut adapté au théâtre. Kisch prétendait qu’il tenait ce sujet d’une prostituée qu’il avait rencontrée à Prague, ce qui semble douteux. Kisch a écrit un autre roman Der Fall des Generalstabchefs Redl, traduit en français cette fois, sur la trahison du colonel Alfred Redl.

Dora, une fille complètement déprimée erre dans la ville, et puis se jette à l’eau pour se suicider. Elle est cependant sauvée par un passant. Mais elle ne le remercie pas et continue son errance sans but. Elle croise des jeunes femmes qui lisent le journal où on parle du criminel Joe Cardos qui aurait tué plusieurs femmes et qui doit être pendu le lendemain. Puis elle rencontre une gitane qui lui lit les lignes de la main et qui lui prédit qu’elle va rencontrer un grand amour. Dora trouve cela absurde dans sa situation. Elle rentre chez elle, et sa logeuse lui déclare qu’elle va être expulsée parce qu’elle n’a pas payé son loyer, et d’ailleurs, elle n’a plus d’argent, ni même la perspective d’un emploi. De son côté Joe Cardos est en prison, il attend d’être pendu. Il est de mauvaise humeur et envoie tout le monde, le prêtre, le directeur de la prison, les gardiens, promener. Selon la loi, le condamné doit être exhaussé d’un dernier vœu. La sœur de Joe, Clara, attend dans l’appartement du directeur de la prison que son frère veuille bien la recevoir pour un dernier adieu. Cependant Joe se ravise et réclame maintenant aux gardiens qu’on exhausse son vœu qu’il formule ainsi, il veut passer une dernière nuit avec une femme. Les policiers chargés de trouver une compagne pour une nuit, sont très ennuyés, ils font le tour des bordels de la ville, mais les filles ne veulent pas rencontrer Joe Cardos, le plus souvent elles ont peur. Une maquerelle va cependant leur indiquer Dora comme ultime recours, et celle-ci va accepter, essentiellement parce qu’elle a besoin de la forte somme d’argent qu’on lui propose pour ce service.

Dora est sauvée de la noyade par un passant 

Elle se rend à la prison. Les débuts de la relation entre Joe et Dora sont plutôt difficiles. Il est très agressif, il s’en prend au monde entier, ne dit rien regretter et s’étonne que Dora n’ait pas peur de lui. Cependant, ils vont partager une soupe au choux commandée par Joe à ses gardiens, et continuer de s’agresser verbalement au point que Dora un moment voudra repartir. Joe explique qu’il n’a jamais pleurer et Dora lui rétorque qu’elle n’a jamais souri. Mais elle va aussi voir l’échafaud que le bourreau est en train de mettre en place pour pendre Joe. Cela l’effraie. Mais peu à peu les deux vont apprendre à communiquer. Dora raconte sa vie de bâton de chaise, comment elle a été de tout temps la proie de prédateurs, et comment l’homme qu’elle croyait aimer l’a laissée tomber, au point qu’elle ne tient plus à la vie. Au départ, Joe est réticent à lui faire des confidences, mais il va se déboutonner et raconter comment il a été trahi par son meilleur ami qui lui a soufflé la femme qu’il aimait tandis qu’il se trouvait en prison, endossant les crimes de son ami pour le protéger. S’étant évader, il a tué son complice, puis cette femme qui l’avait poussé au crime puis trahi. Le pli était pris et il est devenu un criminel d’habitude. Dora et Joe vont se rapprocher. Elle va sourire, et lui pleurer enfin sur sa misère. Il lui raconte qu’il a rêvé de sa propre exécution, mais que la corde avait cassé, ce qui signifie pour lui que la loi oblige l’administration a ne pas l’exécuter. Ils dansent ensemble. Ils se disent leur amour tout neuf, mais c’est bientôt l’heure de l’exécution. Avant de partir pour la potence, Joe va accepter de revoir sa sœur, puis il va demander au prêtre de le marier avec Dora, ce qu’elle accepte. Il peut partir tranquille. Tandis que Dora et Clara vont prier, elles entendent les cloches sonner et croient à un miracle. 

Une gitane lit les lignes de la main de Dora 

C’est un film étonnant et très dense. Beaucoup de thèmes s’entrecroisent. Cependant le plus important est peut-être celui de la réflexion sur le contenu de la vie réelle. Si Joe s’en va finalement le cœur content, c’est principalement parce qu’en une nuit, il a plus vécu que toute sa vie passée. Il a découvert la lumière, non pas parce qu’il se repentit, mais parce qu’il a rencontré Dora qui l’a révélé à lui-même. Le message serait alors celui-ci : qu’importe la misère de toute une vie, qu’importe l’aveuglement dans lequel on a vécu jusqu’ici, si tout soudain notre vie est éclairée par un amour profond et sincère. On trouve d’ailleurs cette même logique dans Mr Arkadin d’Orson Welles quand Arkadin après avoir traverser un cimetière étranger où les dates sur les tombes sont excessivement rapprochées, demande à l’auberge la raison de cette singularité. On lui répond que les dates ne prennent en compte que les périodes brèves durant lesquelles les défunts ont aimé. Joe et Dora ont tous les deux vécus dans le désordre, se laissant entraîner loin de ce qu’ils sont réellement. Mais au fond, ce sont ces turpitudes qui les ont amenés à cette improbable rencontre qui abolit la notion traditionnelle de la durée, en une nuit, c’est une sorte d’éternité qu’ils vont vivre. Il y a donc en creux une réflexion sur la notion de durée dans laquelle s’inscrivent les actes que nous commettons. 

Joe Cardos qui va être pendu a droit à un ultime vœu 

Bien entendu la question de la rédemption est présente, mais elle n’est pas la finalité de leur rencontre, elle en est seulement l’instrument. C’est à partir du moment où tous les deux se retrouvent confrontés à leur solitude, à partir du moment où ils arrivent à se raconter et lui à pleurer et elle à sourire. Toute la logique de cette histoire conduit les deux futurs amants à s’isoler complètement du monde et en se retrouvant face à face, enfermés dans une cellule, à s’émanciper de ce que le monde pense d’eux. Tout le monde pense que Joe est un criminel sans conscience, mais tout le monde pense aussi que Dora est juste une trainée, une minable prostituée qui ferait n’importe quoi pour de l’argent. Mais comme dans tout bon film noir, les deux jeunes gens sont d’abord victimes de la fatalité qui les a entraînés bien malgré eux sur la pente fatale. Ce qui ne veut pas dire que les deux protagonistes se cherchent des excuses et à se faire passer pour des victimes. 

Dora arrive dans la prison 

Le film est une fable, c’est pourquoi il se passe dans un pays imaginaire, un port semble-t-il – on y voit des marins à pompon – avec des formes hispanisantes. Les noms, les uniformes qu’on aperçoit tout le confirme mais, sans le nommer. On dirait l’Argentine des années cinquante. Le pivot de l’histoire est la possibilité pour Joe d’assouvir un dernier désir, il réclame une femme, pensant faire la fête avec une prostituée, mais le résultat sera pour lui inattendu. Évidemment dans aucun pays une telle possibilité n’existe, comme il n’existe nulle part de loi où un détenu qui serait condamné à la pendaison, pourrait être épargné si la corde casse. Cette approche va se traduire dans le décor. La prison n’a en effet rien de moderne et encore moins d’anglo-saxon. Elle ressemble à une prison moyenâgeuse, et là encore on pense à Mr. Arkadin qui lui aussi ressort de la fable, une fable qui s’inscrit dans ce type de décor sans âge. C’est évident quand on voit la prison filmée de loin. 

Au premier abord Joe bouscule Dora qui ne s’en laisse pas conter 

L’histoire tient donc aussi bien dans une unité de temps, une nuit, jusqu’à l’aube qui est le terme du renouveau, que dans une unité de lieu, le principal du film se joue dans la cellule de Joe Cardos. Les scènes d’extérieurs sont très peu nombreuses et encadrent seulement la confrontation entre Dora et Joe. Elles sont là pour aérer le film. Mais les scènes qui figurent le port ou les ruelles tortueuses du quartier chaud, sont assez soignées et montre une sorte de grouillement populacier qui par contraste va faire de la cellule de Joe un havre de paix et de méditation, c’est presque une chapelle. Et d’ailleurs, Dora et Clara vont finir par prier croyant un miracle possible. Ce miracle on ne le verra pas, et on peut imaginer aussi bien que le miracle est dans l’amour infini que Dora et Joe ont trouvé miraculeusement que dans une potentielle évasion. Mais de toute façon, Joe même s’il est exécuté s’est déjà échappé de sa condition, un peu à la manière de Peter Ibbetson dans le film éponyme d’Henry Hathaway qui date lui de 1955. 

Dans l’appartement du directeur de la prison Clara espère revoir son frère une dernière fois 

Il y a beaucoup de scènes étranges, par exemple cette possibilité pour Clara d’attendre l’issue fatale dans l’appartement même du directeur de la prison qui, lui, lit tranquillement son journal. Les gardiens se font bousculer méchamment par leur prisonnier, ou encore, on verra Dora découvrir le travail du bourreau au fond d’un couloir. Ce long couloir filmé comme une sorte de tunnel qui doit finalement faire passer le prisonnier de l’ombre à la lumière. Bien entendu, on peut toujours trouver un peu lourdes les références à la religion, mais comme l’ensemble se passe dans un pays hispanisant, au fond ce n’est pas gênant, on ne le prendra pas pour une réclame pour icelle comme facteur de rédemption, c’est juste un décor, rien de plus. On verra donc l’aumônier de service tenter de jouer les confesseurs, mais abandonnant rapidement cette posture, puis il hésitera à marier les deux amants. En enfin ce seront Clara et Dora qui vont s’agenouiller et prier en attendant un miracle. 

Ayant vu le bourreau monter l’échafaud, Dore s’enfuit dans le couloir 

La réalisation est bien maitrisée et la photo de Paul Ivano est bonne. J’ai eu un peu des difficultés avec la copier que j’ai de ce film, le format est du genre 16:9 qui me parait assez faux. Je crois que le bon format c’est du 1,37:1. Ce format fausse évidemment les intentions du réalisateur notamment en bridant l’aspect claustrophobique de l’image dans les tête-à-tête. Ça se voit notamment dans les très gros plans. Certes Hugo Haas est assez habitué à s’attarder sur les visages pour en cerner au plus près les sentiments qu’ils expriment. Mais il ne va pas jusqu’à couper le haut de la chevelure pour allonger cette image horizontalement. 

Joe va finir par raconter son histoire à Dora

Donc il y a une abondance de gros plans, ce qui oblige les acteurs à rendre leur interprétation plus subtile, à éviter les regards trop appuyés ou les raideurs dans les expressions. Les dialogues omniprésents dans la cellule sont filmés d’une manière assez statique, mais c’est compensé par un rythme soutenu, et des changements d’angles de prises de vue à bon escient. Hugo Haas utilise très bien la profondeur des décors, notamment les longs couloirs dans lesquels Dora semble se perdre et qui absorberont finalement Joe pour l’entraîner vers un ailleurs inimaginable. Il y a quelques innovations, notamment les surimpressions à l’image de l’associa de Joe avec son ancienne maitresse qu’il a tuée, sur l’image de Joe. Contrairement à ce qu’on a dit de Hugo Haas, si il était un cinéaste minimaliste, il n’était pas sans idée en matière de réalisation. 

Joe se souviens de la fourberie de son associé et de sa maîtresse 

Bien que le nombre d’acteurs engagés soit plus important que dans Bait, l’essentiel est ce qui se passe entre Joe et Dora. C’est donc un duo entre Cleo Moore qui est ici une fois de plus excellente et subtile et John Agar. Ce dernier semble avoir trouvé ici son meilleur rôle, il est très bon. Il s’est laissé un peu pousser la barbe sans doute pour se donner un air un peu plus viril. Hugo Haas les a sans doute réunis à nouveau parce que Bait avait bien marché, mais ils ne feront pas d’autre film ensemble. Pour le reste il y a peu à dire, sauf l’étrange physique de Steffi Sidney qui incarne Clara et puis Celui tout aussi étrange de Fred De Kova qui incarne le prêtre lui qui a toujours joué des méchants, des affreux et des peaux rouges ! Mais ici il est bon, jouant parfaitement de son physique aux pommettes aiguisées. 

Dora et Joe danse tendrement sur la musique du transistor 

C’est donc un très bon film, et bien que le thème du condamné à mort qui vit ses dernières heures, le traitement est vraiment très original. Il évite les pièges du genre, le condamné est bien coupable et ne s’en sortira pas, également il se refuse à faire des flash-backs pour expliquer la déconfiture de Joe. La difficulté est de trouver une copie valable avec des sous-titres français. Cela n’existe pas sur le marché ! On le trouve cependant en Blu ray chez Kino Lorber, mais au format 16:9 et avec des sous-titres anglais, dans un coffret contenant deux autres films ! 

Le prêtre accepte de les marier 

Dora regarde la mort dans l’âme Joe partir pour l’échafaud
 

[1] Ce film a été restauré et on le trouve en DVD, sans sous-titres et avec l'image 16/9.

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