Bait, Hugo Haas, 1954
Au fil du temps, Hugo Haas va créer une petite équipe autour de lui, dont Cléo Moore avec qui il tournera 6 films, presque la moitié de la filmographie de celle-ci. Il tournera aussi assez souvent avec Eddie Fitzgerald l’excellent directeur de la photographie qui avait fait ses classes sur des films comme The Paradine Case et The Rope, d’Alfred Hitchcock, ou avec John Ford sur Three Godfathers et Fort Apache. Il lui apportera beaucoup. Quoi qu’il en soit, Haas a fait l’essentiel de sa carrière de réalisateur dans le domaine du film noir depuis Pick Up, salué à sa sortie comme le résultat d’un nouveau talent par le magazine Time.
Le Diable va présenter le film
Ray Brighton, un fermier, a accepté de travailler avec un certain Marko qui lui a promis de gagner une fortune en retrouvant sa mine d’or qu’il a abandonnée après le décès de son associé qui est mort de froid dans la montagne. Marko est d’ailleurs soupçonné aussi bien d’être un peu fou, mais aussi d’être peut-être l’assassin de son associé. Ils se rencontrent pour finaliser leur entente dans une sorte de taverne de village où travaille une jeune femme, Peggy. Marko la décrit comme une mauvaise femme qui a un enfant et qui aurait été engrossée à la suite de ses turpitudes. Mais Ray semble très attiré par elle qui pourtant le repousse assez vivement. Quoi qu’il en soit, les deux hommes après avoir chargé leurs provisions, partent à la recherche de la mine d’or. Après avoir erré un moment, ils vont s’installer dans une petite cabane d’une seule pièce. Quelques temps après, Peggy est venue leur livrer des marchandises, mais Ray ne peut s’empêcher de flirter avec elle, alors qu’elle le repousse encore. Elle repart. Mais dans la foulée, Ray va découvrir l’entrée de la mine. Ils sont très contents, d’autant que Ray se rend compte de l’importance du filon. Ils vont devenir riche, et la fièvre de l’or commence à les gagner tous les deux. Marko semble ne plus vouloir partager avec Ray quoi que ce soit, mais il ne dit rien du tout de ses intentions. Ils vont travailler d’arrache-pied.
Ray va s’associer à Marko pour exploiter une mine d’or
Un jour que Marko va au petit village pour y chercher quelques provisions, il va tomber sur un individu très louche qui tente de violer Peggy. Il intervient vivement, puis invite Peggy au restaurant. Là il va s’excuser d’avoir dit du mal d’elle, mais également il va lui proposer de l’épouser. Peggy pourtant un peu incrédule va accepter, avouant qu’elle a besoin de protection, pour elle et pour son bébé qui n’a pas de nom. Mais en vérité Marko a un autre projet. Il n’est pas très tendre avec Peggy, ce qui met Ray sur les nerfs. D’ailleurs la promiscuité entre cet étrange trio l’empêche, ils doivent tous les trois dormir dans la même pièce. Peggy s’en alarme et demande à Marko pourquoi il n’a toujours pas voulu l’embrasser. Marko invoque sa religiosité, il lit constamment la Bible, et aussi la promiscuité gênante. Ray de son côté ne peut s’empêcher de désirer Peggy qui le repousse, arguant de sa fidélité envers l’homme qui l’a sauvée du déshonneur. Tant bien que mal le trio travaille à la mine et l’or s’accumule. Ray propose alors de partager le butin en trois, Peggy ayant elle aussi beaucoup travaillé. Mais Marko refuse. Bientôt la neige arrive. Puis c’est la Noël, Ray et Peggy vont couper un petit sapin, avec toujours cette insistante de Ray pour voler un baiser à Peggy. Marko ourdit un plan, il commence par cacher le sel. La cuisine devient fade. Puis il empoisonne le chien de Ray. Arguant enfin qu’il doit aller au village pour chercher du sel malgré la neige, il laisse volontairement Ray et Peggy seuls. Il va tenter de les surprendre dans une position ambiguë, afin de tuer Ray, en tant que mari trompé, et de s’approprier tout l’or. Mais Ray déjoue son plan, il se bat avec Marko. Ayant pris le dessus, il prend deux parts de l’or et s’en va avec Peggy. Cependant Marko s’est brisé la jambe et ne peut plus bouger. Il va sans doute mourir là.
Ils vont s’installer dans ancienne cabane de Marko
Évidemment il est assez facile de comprendre que cette histoire n’est pas très réaliste. La fourberie de Marko est bien trop compliquée pour un homme qui est présenté comme un peu fou et pas très intelligent. Mais dans beaucoup d’autres films noirs il est aisé de dénoncer les invraisemblances d’un scénario par rapport à la vie réelle. Il faut le répéter ici, la vraisemblance d’une histoire peu apparaître de plusieurs manières différentes, soit elle répète et imite les réalités de la vie matérielle ordinaire, soit elle recherche une autre forme de vérité qui touchera plus ou moins le spectateur. C’est dans ce second aspect que le film apparait intéressant parce qu’à travers une histoire un peu farfelue, il va dévoiler toute la complexité des personnages. Il y a exactement cinq personnages, si on occulte pour l’instant celui du Diable en personne qui présente le film : le trio Marko, Peggy, Ray, et l’aubergiste puis le putatif violeur de Peggy. Ces deux derniers ne sont là que pour accompagner. Le trio est le cœur de l’histoire. Et ce qui est d’emblée curieux c’est que si Peggy apparaît comme une victime de la malchance, le père de son enfant est décédé à la guerre et elle a égaré les papiers qui prouvaient son mariage, les deux mâles qui semblent se la disputer sont tous les deux antipathiques, particulièrement Ray, le bellâtre qui se croie irrésistible et qui colle la pauvre Peggy d’une manière indécente. Certes le scénario s’oriente vers une fin heureuse, mais celle-ci laisse le spectateur plus ou moins dubitatif, ne serait-ce que parce que Ray finalement embarque sournoisement une femme qui est mariée à son associé.
Ils ont enfin retrouvé la
mine d’or
Évidemment c’est tout l’art de l’ambiguïté du film noir que de présenter justement les caractères d’un point de vue au moins double. D’ailleurs cette ambigüité ici rejoint aussi bien les trois personnages. Marko épouse Peggy pour en faire l’instrument de sa vengeance, Peggy épouse Marko pour obtenir la sécurité pour elle et son enfant. Mais le concupiscent Ray a des visées sur Peggy qu’au fond de lui-même il méprise pour avoir accepter de se marier avec Marko. Là-dessus va se mêler les relations troubles entre les deux mâles, le vieux et le jeune. Dans un premier temps ils semblent bien s’entendre, puis, comme cela est entendu, ils vont subir la fièvre de l’or et s’entredéchirer. Deux choses vont les diviser, d’abord l’or. La fortune promise étant maintenant à portée de main, ils abandonnent l’idée du partage. Marko passe de 50/50 à l’idée de tout s’approprier, et Ray veut maintenant partager en trois, ce qui n’était pas prévu dès le départ. Et donc ces questions de partage qui poussent au crime, vont en plus être exacerbées par l’arrivée d’une belle femme, jeune et plein d’allant qui brise leur face à face. Rays est celui qui courtise à la fois Marko pour son or, mais aussi Peggy pour son cul ! Des trois il est le plus ambigu.
Peggy menace de se faire
violer
Cette ambigüité des trois personnages est renforcée par le huis clos. La montagne les isole et les oblige finalement à dévoiler exactement ce qu’ils sont tous les trois. Les regards que Ray jette sur les ombres de Peggy en train de se déshabillée sont éloquents. Autrement dit cette solitude leur dévoile ce qu’ils sont vraiment et les transforme. Marko avait peut-être l’intention au départ de partager honnêtement avec Ray sa fortune, mais il devient un criminel en puissance. Ray avait probablement la volonté de laisser tranquille Peggy qui est la femme de son associé, mais son instinct prédateur le pousse à voler des baisers à Peggy. Il y ait d’ailleurs encouragé par Marko ! Évidemment et contrairement à ce que disait Arthur Lyons ce n’est pas un remake de The Postman Always Rings Twice. Car Marko n’est pas naïf, il utilise les pulsions des deux jeunes gens en connaissance de cause, pour poursuivre son objectif. Peggy elle-même est transformée par cette promiscuité avec les deux hommes, et puis son mari ne la touche pas, ce qui forcément va l’excitée un peu plus. C’est un dynamitage en règle des codes de la bienséance et de la famille. Peggy raconte son histoire malheureuse, une histoire abracadabrante selon laquelle elle aurait perdu les papiers qui l’assurait de son honorabilité. Mais étant donné qu’elle n’a aucune preuve de ce qu’elle avance, il est possible qu’elle mente justement pour ranger de son côté Ray. D’ailleurs la scène finale où Ray dévoile ce qu’il croit être les intentions criminelles de Marko, elle se précipite tout soudain pour y donner du crédit, alors qu’en vérité les preuves de la fourberie de Marko sont loin d’être avérées. Elle glisse directement vers le plus jeune des deux, comme si cela avait été la première intention de son intrusion. D’ailleurs la façon dont elle se prête au jeu pervers de Marko qui lui demande de danser avec Ray, puis de l’embrasser, en dit long sur son caractère. On la voit d’ailleurs prendre du plaisir à couper les cheveux de Ray. Et donc on bascule dans une lutte entre les deux générations, celle du relativement vieux Marko, plongé dans la Bible, et celle de Ray et de Peggy qui aiment à danser sur des musiques qui balancent.
Marko a épousé Peggy et fait
face à l’incrédulité de Ray
Dans la conduite du récit qui est assez bien équilibrée, il y a d’abord les commentaires introductifs du Diable lui-même, il remplace ainsi les commentaires soi-disant circonstanciés qu’on pouvait voir, à la même époque, tenus par un défenseur de la loi, policier haut gradé, sénateur ou homme de loi qui nous expliquait la nécessité de lutter contre le crime. Mais ici le propos est retourné puisque le Diable nous explique comment il manipule âmes faibles. Et donc dans la foulée, il nous délivre son message, les trois protagonistes de ce drame sont vaincus ! Mais il y a aussi les réflexions intérieures que Marko nous livre à travers une voix off, il nous dévoile son plan, et la question qui est posée au spectateur est comment les deux jeunes gens vont échapper à son plan diabolique. Certes on pourrait dire que cette insistance est le résultat d’une paresse scénaristique, mais de fait elle décrit le cheminement de la pensée de Marko.
Ray admire les ombres de Peggy qui se déshabille
Sur le plan cinématographique c’est d’abord du studio, pratiquement aucune scène d’extérieur. Mais comme l’essentiel du film se passe dans des endroits fermés, l’auberge, la mine et puis la cabane ce n’est pas gênant, et au contraire l’aspect claustrophobique du récit en est ainsi renforcé. Hugo Haas n’est évidemment pas un grand technicien, et on peut lui reprocher d’être parfois un peu trop statique dans les dialogues, filmés de près, champ-contrechamp. Néanmoins malgré quelques longueurs, l’ensemble est bien rythmé et conserve un sens de l’espace très assuré. Les scènes de travail dans la mine, avec cet effet de tunnel, sont très bonnes, de même la scène finale qui voit Peggy et Ray s’éloigner de la cabane où ils ont vécu, pour prendre un nouveau départ très incertain vers ailleurs assure une belle perspective. Mais il y a des idées aussi très bienvenues, par exemple cette scène qui voit le trio communier, émerveillé, sur les premières neiges qui pourtant leur annoncent un hiver difficile. La photo d’Eddie Fitzgerald soutient facilement le propos. Hugo Haas aime le film noir, et il en utilise ici certains codes, par exemple la scène où on voit Peggy couper les cheveux de Ray, avec un dédoublement dans le miroir, comme pour souligner l’ambigüité des deux jeunes gens. J’aime bien cette scène de fausse pudeur aussi, Peggy qui prend son bain, son mari lui frotte le dos, mais se détourne pour exercer cette tâche, tandis que Ray arrive sans complexe pour admirer la scène. On n’est pas très loin du ménage à trois !
Le trio travaille maintenant à la mine
L’interprétation est très équilibrée entre les trois protagonistes et Hugo Haas se révèle un bon directeur d’acteur. Lui-même interprète Marko, avec une grande mobilité de caractère pour nous montrer l’évolution du personnage. Il joue très bien de sa silhouette massive, donnant à la fois à son corps une allure rassurante et inquiétante. Cléo Moore qui fut probablement son égérie est tout à fait intéressante. Elle avait été lancée comme une nouvelle Marilyn Monroe, ce n’est évidemment pas le cas. Mais justement les limites de son physique, elle est assez petite, courte sur pattes, lui donne sans doute un peu plus de vérité ordinaire. Hugo Haas arrive même à diriger l’insipide John Agar. Grand, solide, avec des joues de poupon, c’est justement ce trop plein de santé qui propose en creux un portrait ambigu de son caractère. C’est grâce à Shirley Temple qui avait été scolarisée avec sa sœur, que John Agar pu pénétrer le milieu du cinéma. Il l’épousa en 1945, mais ils divorcèrent à cause de ses problèmes de boisson. Alcoolique notoire, anticommuniste primaire, alors que Shirley Temple était dans le camp démocrate, il était abonné chez John Ford à des personnages de militaire un peu raides. Et raide, il l’était. Par la suite il continua sa carrière surtout à la télévision.
La neige est venue
Comme on le comprend je trouve ce film très intéressant,
prouvant qu’on peut faire de bons films avec des bouts de ficelles. Je ne
partage pas l’avis d’Arthur Lyons, j’aime ce côté presqu’expérimental du récit.
Eddie Muller, le grand Pape du film noir à San Francisco, est du même avis
que moi. Il est donc bon de le redécouvrir, d’autant qu’il n’a jamais été
diffusé en France en salle et sans doute pas à la télévision.
Peggy coupe les cheveux de Ray
Ce film n’est disponible qu’en DVD, sans sous-titres. Mais rassurez vous il est facilement disponible gratuitement sur You Tube et sur quelques autres sites Internet. Je le recommande très vivement, sa simplicité apportant une certaine fraicheur face aux films d’aujourd’hui qui sombrent dans des complications excessives pensant ainsi mieux retenir les spectateurs.
Ray et Peggy dansent sur la demande Marko
Ray a démasqué Marko
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