Johnny Gunman, Art Ford, 1957

 

Ne vous fiez surtout pas à la laideur de l’affiche, vos vous priveriez d’un film très original. C’est un vrai film noir de série B. Ce film obscur, complètement passé sous les radars des spécialistes du genre, n’est même pas répertorié dans le livre-somme d’Arthur Lyons, c’est dire. Des informations sur ce film, il y en a très peu. Le réalisateur, Art Ford, est encore moins connu que son film, on sait qu’il a tenu des petits rôles ici et là, et qu’il a été animateur de radio, spécialisé dans les émissions de jazz. La firme qui a produit ce film, Tudor Picture, n’est pas connue non plus, non plus que les producteurs du film, Will Kholer n’a produit qu’un autre film la même année, So Lovely… so Deadly – invisible aujourd’hui – et ses associés, Jean King et Dan Stampler en sont resté à Johnny Gunman. On a à peu près aucun renseignement de près ou de loin sur ce long métrage et sur ceux qui l’ont fait. C’est le genre d’œuvre qui est sans doute le produit du recyclage de l’argent de la mafia ou quelque chose comme ça. Ce film qui a l’apparence d’un mauvais film noir est en réalité un OVNI, sorti de nulle part. À peine une heure, une absence d’intrigue, un budget étique et des acteurs en bois. Mais au final, c’est un objet rare et très intéressant. C’est Art Ford lui-même qui a écrit le scénario. Je me demande d’ailleurs qui peut bien le connaitre. Si on voulait le classer, on pourrait le mettre dans la même catégorie qu’A bout de souffle[1] de Godard ou Blast of silence d’Allen Baron[2], des faux films noirs qui traitent essentiellement du vide. L’ensemble donne un film en roue libre, presqu’expérimental. Mais malgré tous ces handicaps, le film présente dans cette forme de minimalisme une ambition esthétique certaine qui va faire ressortir paradoxalement la quintessence de ce qui fait l’attirance pour le film noir. 

Une jeune femme erre dans la ville en fête 

Une jeune femme dont nous ne connaitront jamais le nom, erre dans New York en fête. En voix off, elle nous indique qu’elle a décidé de quitter la grande ville pour retrouver une vie plus acceptable en province qui lui permette d’écrire. Elle a pris un billet de bus, mais il lui reste quelques heures à attendre, il ne partira qu’au matin. Elle se trouve dans une position de liberté totale. De son coté, un policier a appris qu’enfin le gangster Lou Caddy – Caddy parce qu’il roule en Cadillac – s’est fait piéger par le fisc à la manière d’Al Capone, et donc qu’il va devoir abandonner ses différents trafics. Ce policier imagine que deux hommes vont s’écharper pour prendre sa suite. Le premier, il le connait, il s’agit d’Allie. Mais le second, un certain Johnny G, reste nimbé de mystère. Le policier incite un photographe d’aller le prendre en photo. Le photographe échoue, et Johnny arrive à s’échapper. Il se réfugie chez Leona, une sorte de bistrot qui tient aussi des expositions de peinture moderne. Il guette la rue, se méfiant justement d’Allie. Mais voilà qu’arrive aussi la jeune femme qui a du temps à perdre en attendant son bus. Elle est présentée à trois hommes. Le vieux Max, un petit entrepreneur, amateur d’art, Sidney Wells, un écrivain raté, et bien sûr Johnny. La jeune femme a tapé dans l’œil de tout le monde, et Johnny décide de l’appeler Coffee. Comme elle a quelques heures à perdre, ils décident que chacun d’entre eux passera deux heures avec elle, en tout bien tout honneur. Mais par qui commencer ? Max décide de tirer à la courte paille. Et c’est Johnny qui gagne. Il part donc avec elle pour lui faire découvrir la ville de New York dans ses endroits les mieux cachés.

Un policier annonce qu’après le retrait de Caddy, il va y avoir du grabuge 

En même temps, sous la pression de la jeune femme, Johnny va lui parler de sa vie de gangster. Ça l’intéresse parce qu’elle cherche des histoires à écrire. Il lui parle de son affrontement inévitable avec Allie. De son coté, celui-ci est poussé par sa maitresse Mimi, à ne pas respecter les vœux de Lou qui veut que la paix règne dans le quartier. Mickey, le bras droit de Lou, va rencontrer Johnny et le convoquer à une sorte de réunion afin de trouver une entente entre Allie et lui. Johnny raccompagne Coffee chez Leona pour qu’elle retrouve l’écrivain Sidney Wells. En retournant à ses affaires, il est attaqué par les hommes d’Allie qui le blessent dangereusement à l’épaule droite. Mais il s’en sort. Pendant ce temps Sidney emmène Coffee chez lui au prétexte de lui montrer ses œuvres. Mais en vérité, il ferme la porte à clé et tente de la violer. Coffee se défend en invoquant Johnny, et comme Sidney est un peureux, il laisse Coffee partir. Elle apprend alors que Johnny a été blessé. Elle le retrouve, il la rassure. Cependant elle doit aussi aller à son rendez-vous avec Max. celui-ci lui fait visiter son atelier de poupées. Comme Johnny et Allie doivent s’affronter au couteau dans la rue, Mimi va pousser Allie à tricher en prenant un révolver. La bataille a lieu, Allie sort son arme et tire. Mais Johnny a encore la force de lui sauter dessus, il menace de l’étrangler et l’envoie au sol où Alfie heurte un coin du trottoir et meurt. Malgré sa blessure, Johnny a le temps de retrouver Coffee et de la conduire à la gare des bus. Il mourra peu après dans sa voiture. 

Un photographe doit prendre une photo du mystérieux Johnny G. 

Évidemment le scénario ne possède que des liens ténus avec la réalité, et cette distance donne une forme d’épure thématique et esthétique à l’ensemble. Deux gangsters s’affrontent pour la succession de leur chef, mais ce sont en fait deux couples qui s’affrontent, le premier formé par la rencontre de Johnny et Coffee – dont on ne saura jamais le nom véritable – est loyal et romantique. Le second Allie et Mimi, sont d’affreux tricheurs qui ne pensent qu’à faire le mal et à accroitre leur fortune. Dans ce dernier attelage, c’est Mimi qui est bien la pire.  Allie hésite, mais pour ne pas perdre la face, il suit les directives de Mimi qui manifestement le tient par la queue, alors que les rapports entre Johnny et Coffee sont tendres et respectueux. Cette trame est le support de l’errance dans la ville qui devient un personnage à elle seule. Mais cette ville, New York, n’est pas la ville du commun, elle est l’image de la nuit. C’est une ville parallèle, qui existe dans les redents de celle du jour, elle n’est pas besogneuse, mais à l’inverse rêveuse, dangereuse, peuplée d’une faune inhabituelle. Dans l’attente de son bus, Coffee pénètre dans un monde qu’elle ne connait pas, où les lumières sont des lumières artificielles qui éblouissent. La nuit c’est le monde des cabarets et du jazz. La musique est très bonne, Art Ford a très bon goût. La musique baigne la ville, lui donne un sens, une poésie. On la trouve à tous les coins de rue, des orchestres, comme des disques qu’on fait jouer dans un juke-box.    

Chez Léona, la jeune femme va rencontrer trois hommes très différents 

Ce monde est dangereux, mais Coffee va l’affronter courageusement. Affronter la nuit newyorkaise c’est affronter ses propres démons. Car la nuit provoque les rencontres impossibles. C’est vrai pour Coffee qui sans la vacance de la nuit n’aurait jamais rencontrer un personnage comme Johnny. Mais c’est vrai aussi pour ce truand qui va rencontrer et aimer Coffee d’un amour impossible, révélant ainsi une autre face de sa personnalité à lui-même qui rend dérisoire ses querelles avec Allie. Le scénario déroule une série de portraits, comme des exemples du monde de la nuit. Leona qui accueille les chats perdus, le tendre Max qui suggère à Coffee de rester dans l’enfance. Et bien sûr le fourbe Sidney, littérateur aigri et vindicatif. Le personnage de Mimi est plus conforme aux lois du genre. Elle est fourbe et pousse son homme à engager une lutte à mort contre Johnny, comme si c’était elle qui en était l’enjeu. C’est une manière d’asseoir son pouvoir que de faire se battre deux hommes entre eux. Aucun n’en sortira vivant. 

Johnny entraine Coffee dans la nuit newyorkaise 

Tous ces principes narratifs vont influer sur la mise en scène. D’abord il y a le fait que cette nuit newyorkaise est une unité de temps. Tout se passe en une nuit, de la tombée du jour au petit matin, comme si le temps n’avait de consistance que dans la mesure où il est vécu. C’est pourquoi Coffee est bien le personnage clé de cette histoire. C’est un peu Alice au pays des merveilles. Elle quitte New York, parce qu’elle a échoué à s’y imposer et qu’elle s’y est épuisée. Mais le New York qu’elle quitte, c’est le New York diurne. Or avant de faire ses adieux, elle va en un temps très court voir la ville d’une autre manière. Pour cela il lui faut un guide, et ce guide, c’est bel et bien un voyou. Johnny c’est le lapin blanc d’Alice chez Lewis Carroll. Elle découvre que le gangster est un homme d’honneur, et un guide précieux. Elle en est amoureuse, amoureuse d’un amour impossible, même si à la fin, il semble qu’elle veuille revenir plus tard vers Johnny. Autrement dit elle traverse le miroir pour comprendre l’autre face de la vie. 

Mimi encourage Allie à prendre la place de Lou et à éliminer Johnny 

Art Ford va beaucoup filmer le New York nocturne a même la rue. A priori on pourrait dire que c’est assez banal. Le film noir a été friand de ces visions nocturnes avec ses enseignes au néon, ses automobiles qui glissent dans la nuit huileuse, les ombres qui permettent à peu près que tout advienne de surprenant. Mais il y a dans la manière de filmer, avec souvent des longues perspectives au ras du sol, un amour de la ville presque sensuel. C’est d’autant plus surprenant que la ville est en fête, pour le 4 juillet probablement parce qu’il n’a pas l’air de faire froid et Coffee se promène dans une petite robe d’été. Et cet air de fête ouvre des perspectives sensuelles dont la musique de jazz n’est pas la moindre. La ville se fait chair et manifeste le désir. La foule se balance dans tous les sens. Elle va, elle vient, elle emporte Coffee vers un destin qu’elle n’avait pas imaginé avant.   

Johnny et Coffee continuent la tournée des boites de nuit 

Cette approche d’une forme de dérive dans la grande ville est compensée ensuite par les scènes tournées en studio. Elles paraissent, au premier abord, très pauvres, souvent ce sont des face à face filmés dans l’ombre, avec des personnages qui sont isolés dans la lumière. Mais au contraire ce manque apparent de technique ou la médiocrité des décors parce qu’il n’y a pas d’argent va faire au contraire mieux ressortir la singularité des personnages. Chaque personnage exprime sa position, ça peut paraitre parfois un peu bavard, mais cela permet de situer psychologiquement les protagonistes les uns par rapport aux autres. C’est parfois tourné sur un fond noir, nu en tout cas, comme au théâtre avec la lumière qui tombe seulement sur celui qui parle. Ainsi Mickey, l’envoyé de Lou, c’est comme un archange venu d’un ciel noir pour faire résonner la trompette du jugement dernier. Il surgit ainsi, messager de Dieu. Sa parole va faire force de loi. Elle ne se discute pas. Seul Allie, chauffé à blanc par Mimi, va transgresser la parole de Lou et semer le chaos et la mort. 

Mickey prévient Johnny que Lou ne veut pas de guerre entre lui et Allie 

Certaines influences cinématographiques sont repérables sur la manière de faire de Art Ford. D’abord, The Killing de Stanley Kubrick qui date de 1955. L’errance dans la nuit, mais surtout la visite de l’atelier de Max avec ces poupées immobiles et silencieuses qui remplacent les mannequins. Et dans la même veine on a M de Joseph Losey qui était sorti en 1951. Cette mise en scène de poupées décapitées, c’est l’opposition des vivants et des morts, comme si cette visite de Coffee à l’atelier de Max était une descente silencieuse aux enfers. Mais plus j’avançais dans le visionnage de ce film, et plus je me disais que cette manière de faire de Ford avait nécessairement inspiré Godard pour A bout de souffle. Cependant Johnny Gunman est moins bien pontifiant et laisse plus de place à l’imagination du spectateur. On retrouve d’ailleurs dans les deux films l’image du jazz pour soutenir cette fable voyoute. Mais quand et comment Godard aurait il vu ce film clandestin qui ne semble être jamais sorti en France ? Voilà un mystère à éclaircir !

Les hommes d’Allie ont blessé Johnny au bras 

Curieusement une partie du charme de ce film repose sur les acteurs. Quasiment inconnus, sauf Woodrow Parfrey qui incarne le fourbe Sidney. La distribution c’est d’abord Ann Donaldson dans le rôle de Coffee. Elle est parfaite dans cet emploi. Elle apporte sa fraicheur et une forme d‘ingénuité roublarde. Cette actrice ne fera pas carrière, en dehors de ce film elle n’aura fait que deux apparitions dans des séries télévisées. Ici son physique légèrement effacé ajoute justement à sa présence acidulée. Il y a ensuite    Martin Brooks dans le rôle de Johnny G. C’est un acteur de seconde catégorie, abonné aux petits rôles dans des séries télévisées. Lui aussi a un physique étrange, un peu entre Mister Bean et John Casavetes. Il a une manière très raide se tenir, avec des sourcils froncés qui donnent la mesure de sa souffrance intérieure. Cette manière de faire permet de marquer la distance entre l’idéalisme romantique qu’il voit dans Coffee et sa propre vie de misère dans le milieu des voyous.

Le fourbe Sidney tente d’abuser de Coffee 

Johnny Seven, un acteur newyorkais de télévision qui n’accédera jamais à des rôles importants incarne Allie, le rebelle Allie, qui veut renverser la hiérarchie criminelle. Il est assez terne. Par contre Carrie Raddison dans le rôle de la fourbe Mimi, celle qui pousse au crime, est intéressante. Elle était connue surtout comme playmate. Et elle obtiendra ici son seul rôle. Elle donne du corps, c’est le cas de le dire, à l’attirance qu’Allie a pour elle. Comment lui résister ? Woodrow Parfrey qui incarne le fourbe Sidney est un acteur chevronné de la télévision, et ici il accentue l’aspect veule de son physique en se coiffant d’une manière bizarre, la mèche gominée en avant. Les autres acteurs qui incarnent Max et Leona, sont tout à fait à leur place.

Le vieux Max fait visiter son atelier de fabrication de poupées à Coffee 

La photo de Walter Holcomb est solide et bien travaillée, ce qui est curieux pour un directeur de la photographie qui n’est absolument pas connu. Celui-là non plus n’a pas fait carrière, ou alors sous un autre nom ! Et puis la musique qui accompagne cette errance est du premier choix, du jazz bop, newyorkais. Il y a aussi des curiosités dans ce scénario, par exemple le flic qui tente de piéger Allie et Johnny G. puis qui tout d’un coup disparait, abandonné par Ford à son sort. Et donc il est impossible de voir de la perfection dans ce film. Mais l’ensemble est une excellente surprise.

 

La fourbe Mimi donne un revolver à Allie 

Je suppose que ce film qui avait disparu pendant des années, n’a eu aucun succès commercial et c’est bien dommage car l’approche d’Art Ford était sans doute très originale. C’est presqu’un film clandestin ! On le trouve cependant en numérique, en DVD, édité par Vinegar Syndrome, exclusivement en anglais, sans sous-titres, avec sur la même galette The Candidate, un film avec Mamie Van Doren, une histoire de compromission d’un homme politique ambitieux avec une demi-mondaine. Il faut croire que Johnny Gunman a fini par atteindre une certaine notoriété puisque le DVD se vend aujourd’hui au prix de l’or sur Internet, entre 90 et 250 € ! Mais on le trouve aussi gratuitement dans une bonne copie sur YouTube.

 Allie et Johnny vont s’affronter avec un couteau



[1] https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/a-bout-de-souffle-jean-luc-godard-1960.html

[2] https://alexandre-clement-films-noirs.blogspot.com/2025/01/allen-baron-un-cineaste-noir.html

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